Les papiers français, Paris, 1986

De retour à Paris, ma mère dit à mon père qu’elle ne veut plus renouveler sa carte de séjour, elle veut devenir française, « non pas française, française » dit-elle à mon père « car on ne le sera jamais mais au moins française sur les papiers ». Ma mère ne veut plus faire chaque année la queue à la préfecture, elle ne supporte plus le ton des fonctionnaires et faire des allers-retours incessants durant des semaines car une feuille lui manque ou une autre.

Tandis que mes parents attendent pour obtenir leurs papiers, Antenne 2 réalisait un reportage.

– Madame, monsieur, est-ce possible de vous poser une question ?

– Oui, bien sûr.

– Est-ce que vous vous sentez français ?

– Vous nous donnez quand même les papiers si je vous réponds ? dit mon père.

La journaliste rit.

– Oui, bien sûr monsieur. On vous floutera, ne vous inquiétez pas.

– Vous savez comment je m’appelle ? Kaïssar Ghoussoub ! Comment voulez-vous que je me sente français ? Même libanais, je ne me suis jamais senti. Je suis né au Ghana.

– Au Ghana ? Vous ?

– Oui ! Et même si je n’y ai presque pas vécu, mon père m’a transmis le passeport anglais. Je suis anglais voyez-vous ! Comme beaucoup de Libanais, mon père est parti en Afrique pour s’enrichir et je dois vous avouer que c’est le seul à avoir raté son coup ! Complètement raté. Mais pour en revenir à votre sujet, peut-être qu’au cimetière du Père-Lachaise je me sentirai enfin chez moi.

 

La journaliste rit encore, mon père sort un carré de chocolat de sa poche pour le lui offrir.

– Non, merci monsieur. J’ai déjà mangé.

– Mais ce n’est pas de la nourriture, c’est un carré de chocolat.

– Vraiment, merci monsieur.

– Elle est bête celle-là, dit en arabe mon père à ma mère.

– Et vous, madame, est-ce que vous vous sentez française ? demande la journaliste à ma mère.

– Pas du tout ! Non, je suis très reconnaissante et je respecte beaucoup comment on a été accueilli mais j’ai trop pleuré, j’ai trop souffert les queues que j’ai faites pour faire les cartes de séjour. Pour moi, c’était très dur. Vous savez, je suis libanaise et quand j’étais jeune à Beyrouth, je passais devant les Égyptiens qui faisaient la queue, les sans-papiers de l’époque et à chaque fois que je fais la queue à Paris, je pleure. Je vais encore pleurer maintenant. Je me demande pourquoi sommes-nous obligés de faire ça ? Mon mari, lui, a toujours été très cool. Il apporte des bonbons, des chewing-gums pour les filles de l’administration. Je ne compte pas le nombre de fois où j’ai fait la queue pendant des heures, où j’ai dû revenir à quatre heures du matin avec ma fille dans les bras ! Et la dernière fois, on m’a donné une carte de séjour pour dix ans et, à peine sortie de la préfecture, on m’a volé mon sac. J’ai pleuré. Quand je suis revenu voir la fille, elle m’a dit qu’il fallait tout refaire. Alors là, j’ai dit à mon mari : « Maintenant tu fais les papiers français ! »

À la sortie de la préfecture, ma mère a oublié son sac à main avec les nouvelles pièces d’identité dans le métro. Elle a regardé mon père sans rien dire et elle s’est effondrée en larmes.

Deux jours plus tard, un attentat à la bombe à la préfecture de police, revendiqué par le Comité de solidarité avec les prisonniers politiques arabes et du Proche-Orient, fait un mort et cinquante-six blessés. Mon père me l’a répété trente fois que « ces connards » ont failli les tuer.